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— Vous êtes un drôle de garçon, William Jones, dit John H. Sutton. Et un brave garçon aussi. Je n’ai jamais eu un meilleur valet depuis le temps que j’exploite cette ferme. Aucun des autres n’est jamais resté plus d’un an ou deux, ils fichaient toujours le camp, s’en allaient ailleurs.

— Je n’ai nulle part où aller, répondit Asher Sutton. Il n’y a aucun endroit où j’aie envie de me rendre. Celui-ci en vaut un autre.

Et vaut même mieux, se dit-il, que ce que j’avais pressenti, car j’y suis en paix et en sécurité, et la vie y est plus proche de la nature que ce qu’aucun homme de ma propre époque a jamais connu.

Ils étaient accoudés aux barres de la clôture et regardaient scintiller les fenêtres des maisons et les phares des autos de l’autre côté de la rivière. Dans l’obscurité, sur la pente en dessous d’eux, les vaches, lâchées après la traite, vaguaient avec des bruits légers et feutrés, broutant quelques dernières touffes d’herbe avant de s’installer pour dormir. Une brise douce et fraîche montait vers eux ; c’était agréable et apaisant après une journée de chaleur.

— On a toujours une brise fraîche le soir, dit le vieux John H. Si chaude qu’ait pu être la journée, on a un bon sommeil. (Il soupira :) Je me demande parfois jusqu’où un homme doit se laisser aller au contentement. Je me demande si ce n’est pas un signe de… heu, presque de péché. Car l’Homme n’est pas, par nature, un animal satisfait. Il est inquiet et c’est cette inquiétude même qui l’a poussé, comme à coups de fouet, vers ses plus grandes réalisations.

— Le contentement, dit Asher Sutton, est un signe de parfaite adaptation à l’environnement. C’est une chose qui ne se trouve pas souvent… qui se trouve trop rarement. Un jour, l’Homme et les autres êtres vivants sauront y parvenir, et la paix et le bonheur régneront dans toute la galaxie.

John H. eut un petit rire.

— Vous voyez grand, William.

— Je parlais d’une possibilité très lointaine… Un jour, l’Homme ira dans les étoiles.

— Oui, je crois qu’il y arrivera. Mais il y arrivera trop tôt. Avant que l’Homme aille dans les étoiles, il devrait apprendre à vivre sur la Terre. (Il bâilla et ajouta :) Je crois que je vais aller me coucher. Je deviens vieux, vous savez, et j’ai besoin de repos.

— Je vais marcher un peu…

— Vous marchez beaucoup, William.

— La nuit, le monde est différent de ce qu’il est le jour. Il a une odeur différente. Douce, fraîche et propre, comme s’il venait d’être lavé. Dans le calme du soir on entend des choses que l’on n’entend pas le jour. On marche et on a l’impression d’être seul sur la terre et la terre vous appartient.

John H. secoua la tête :

— Ce n’est pas le monde qui est différent, William. C’est vous. Parfois, je pense que vous voyez et entendez des choses qui nous échappent. Presque, William… (Il hésita puis reprit :) Presque comme si vous n’étiez pas tout à fait comme nous.

— Parfois je le pense aussi…

— Rappelez-vous ceci, dit John H. : Vous êtes l’un des nôtres, vous faites partie de la famille, semble-t-il. Voyons, depuis combien de temps ?

— Dix ans.

— C’est juste. Je me souviens bien du jour où vous êtes venu, mais parfois j’oublie. Parfois, il me semble que vous avez toujours été ici. Parfois, je me prends à penser que vous êtes un Sutton. (Il s’interrompit net, s’éclaircit la gorge, cracha dans la poussière :) J’ai emprunté votre machine à écrire, l’autre jour, William, j’avais une lettre à écrire. C’était une lettre importante et je voulais qu’elle soit parfaite.

— Vous avez bien fait, je suis très content que ma machine vous ait été utile.

— Vous écrivez un peu, ces temps-ci, William ?

— Non, j’ai abandonné. Je n’y arrivais pas. J’ai perdu mes notes, voyez-vous. J’avais tout préparé et je l’avais mis sur le papier ; je pensais que, peut-être, je pourrais m’en souvenir mais je me suis aperçu que non. Ce n’était pas la peine d’essayer.

La voix de John H. prit un ton assourdi dans le noir.

— Vous n’avez pas d’ennuis, William ?

— Non, pas exactement.

— Puis-je faire quelque chose pour vous aider ?

— Non, rien, vraiment, dit Sutton.

— Dites-le-moi franchement si je peux faire quelque chose… Nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous.

— Je m’en irai peut-être un jour. Peut-être brusquement. Si je le fais, je voudrais que vous m’oubliiez, que je n’aie jamais été ici.

— C’est cela que vous voulez, mon garçon ?

— Oui, dit Sutton.

— Nous ne pourrons pas vous oublier, William. Nous ne le pourrons jamais. Mais nous ne parlerons pas de vous. Si quelqu’un vient et pose des questions à votre sujet, nous ferons comme si vous n’aviez jamais été ici. (Il marqua un temps :) C’est bien cela que vous voulez, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Sutton. Si cela ne vous ennuie pas, c’est ce que je voudrais.

Ils restèrent silencieux un moment, en face l’un de l’autre dans l’obscurité, puis le vieux bonhomme se détourna et s’en alla d’un pas lourd vers les fenêtres éclairées de la maison ; et Sutton, se détournant lui aussi, s’appuya sur les barres de la clôture et regarda au-delà de la rivière, là où brillaient les lumières féeriques d’un pays fantasmagorique.

Dix ans, se dit Sutton, et la lettre est écrite. Dix ans et les conditions du passé sont remplies. Maintenant le passé peut continuer sans moi puisque je n’y séjournais qu’afin que John H. pût écrire la lettre… afin qu’il pût l’écrire et que je puisse la trouver dans une vieille malle six mille ans plus tard, et la lire sur un astéroïde sans nom que j’ai gagné en tuant un homme dans un endroit qui s’appellera la maison du Zag.

La maison du Zag, se dit-il, sera là-bas, de l’autre côté de la rivière, tout au bout de la Prairie, au-dessus de l’ancienne ville de Prairie du Chien ; l’Université de l’Amérique du Nord avec ses tours d’une incomparable beauté s’élèvera sur les collines au nord, et la maison d’Adams sera proche du confluent du Wisconsin et du Mississippi. De grands vaisseaux décolleront des prairies de l’Iowa vers le ciel et s’en iront dans les étoiles qui scintillent maintenant là-haut… et dans d’autres étoiles que l’homme ne peut voir à l’œil nu.

La maison du Zag sera là-bas, loin de l’autre côté de la rivière. Et c’est là qu’un jour, dans six mille ans, je rencontrerai une petite fille avec un tablier à carreaux. Comme dans un conte, se dit-il. Un garçon rencontre une fille, le garçon a les cheveux filasse, avec un épi, et il a les pieds nus ; la fille tortille son tablier et lui dit qu’elle s’appelle…

Il se redressa et saisit la barre supérieure de la porte du pâturage.

— Eva, dit-il, où es-tu ?

Ses cheveux étaient de cuivre et ses yeux… de quelle couleur étaient ses yeux ? Je vous ai étudié durant vingt ans, avait-elle dit, et il l’avait embrassée pour cela, sans croire les mots qu’elle avait prononcés, mais prêt à croire ce que laissaient entendre en silence son visage et son corps.

Quelque part, elle existait, quelque part dans l’espace et dans le temps. Quelque part, peut-être pensait-elle à lui comme il pensait à elle en ce moment. S’il le voulait assez fort, peut-être pourrait-il entrer en contact avec elle. Peut-être pourrait-il projeter l’ardent désir qu’il avait d’elle à travers les replis de l’espace et du temps et lui faire savoir qu’il n’avait pas oublié, que d’une manière ou d’une autre, quelque jour, il reviendrait à elle.

Mais à l’instant même où il y pensait, il sentit que c’était sans espoir, qu’il se débattait dans l’étreinte d’une époque oubliée, tel un homme qui aurait lutté contre une mer démontée. Ce n’était pas lui qui pouvait l’atteindre, mais elle ou Herkimer ou quelqu’un d’autre qui viendrait à lui… si jamais quelqu’un venait.

Dix ans, se disait-il, et ils m’ont oublié. Et c’est parce qu’ils ne peuvent me trouver. Ou s’ils m’ont trouvé, ils ne peuvent venir à moi, ou y a-t-il une autre raison, et si oui, quelle est cette raison ?

Il y avait eu des moments où il avait senti qu’on l’observait – cette déplaisante petite sensation de froid dans le dos. Et il y avait eu le jour où quelqu’un avait fui à son approche alors qu’il était dans les bois, tard un soir d’été, à la recherche d’une génisse aux yeux bigles qui sautait la clôture et se perdait toujours.

Il s’éloigna et traversa la cour de la ferme, se dirigeant dans le noir comme on se dirige dans une pièce familière. De la grange venait l’odeur du foin fraîchement coupé, et dans la rangée de poulaillers, une des poulettes caquetait, à demi somnolente.

Tandis qu’il marchait, son esprit s’élança et atteignit le cerveau de la poulette inquiète.

L’appréhension frémissante d’une chose inconnue… il y avait eu un bruit, perçu à la limite du sommeil. Et un bruit, c’était un danger… le signal d’un danger inconnu. Un bruit et nul lieu où se sauver. L’obscurité et un bruit. L’insécurité.

Sutton se ressaisit et continua de marcher. Pas beaucoup de courage dans une poulette, se dit-il. Une vache était satisfaite et son esprit et ses velléités étaient aussi lents que son ruminement. Un chien était vif et amical, et un chat, si bien dressé qu’il fût, restait encore au bord de la sauvagerie.

Je les connais tous, se disait-il. J’ai été chacun d’eux. Et il y en a d’autres qui sont moins plaisants. Un rat, par exemple, ou une fouine, ou un brochet à l’affût sous les feuilles de nénuphar. Mais un skunks… un skunks est une gentille petite bête. On pouvait prendre plaisir à vivre comme un skunks.

Curiosité ou exercice ? Peut-être la curiosité, le penchant humain à fureter dans des endroits marqués : Privé. Défense d’entrer. Ne pas déranger. Mais un exercice aussi, apprendre à utiliser l’un des outils de son second corps. Apprendre comment pénétrer dans un autre esprit et partager toutes les nuances de ses réactions intellectuelles et émotionnelles.

Mais il y avait une limite… une limite qu’il n’avait jamais franchie soit par pudeur innée soit par crainte d’être pris sur le fait. Il ne pouvait se décider à trancher.

La route était un ruban de poussière blanche qui courait le long des crêtes, serpentant entre des vallées sombres où le terrain s’enfonçait brusquement dans des creux profonds. Sutton marchait lentement, le bruit de ses pas amorti par la poussière. La contrée était sombre, la route blanche et les étoiles luisaient brillantes et douces dans la nuit d’été. Tellement différentes des étoiles de l’hiver. En hiver, les étoiles étaient hautes dans le ciel et scintillaient d’un éclat dur et métallique.

La paix et le silence, se disait Sutton. Dans ce coin de la Terre du passé, régnaient la paix et le silence, préservés du tumulte de la vie du vingtième siècle.

D’une contrée comme celle-ci viendraient des hommes au caractère bien trempé, les hommes qui, dans quelques générations, conduiraient des vaisseaux dans les étoiles. Ici, dans ces coins paisibles du monde, s’acquéraient la vigueur et le courage, la force de caractère et les convictions profondes des hommes qui s’empareraient des machines que d’autres, plus brillants mais moins résolus, auraient imaginées ; et ils les mèneraient jusqu’aux confins extrêmes de la galaxie, là-bas, afin d’en conquérir les mondes clés pour la gloire et le profit de l’humanité.

— Le profit ! dit Sutton.

Dix ans, pensa-t-il, et le pacte involontaire avec le temps avait été tenu… chacune de ses conditions remplies. Je suis libre de m’en aller, de m’en aller n’importe où, à n’importe quel moment de mon choix.

Mais il n’avait aucun endroit où aller ni aucun moyen d’y aller.

J’aimerais rester, se disait Sutton. La vie est agréable ici.

— Johnny, dit-il, Johnny qu’allons-nous faire ?

Il sentit un tressaillement dans son esprit, comme celui d’un chien qui remue la queue ; comme la douceur de couvertures qu’on borde autour d’un enfant dans son petit lit.

— Tout va bien, Ash, dit Johnny. Tout va très bien. Ces dix ans t’étaient nécessaires.

— Tu es resté avec moi, Johnny.

— Je suis toi. Je suis venu quand tu es né. Je resterai jusqu’à ce que tu meures.

— Et ensuite ?

— Tu n’auras plus besoin de moi, Ash. J’irai vers une autre créature. Personne ne vit seul.

— Personne n’est seul, dit Sutton, et il le murmura comme une prière.

Et il n’était pas seul.

Quelqu’un l’accompagnait, mais d’où venait-il et depuis quand était-il là, Sutton ne le savait pas.

— C’est une promenade magnifique, dit l’homme dont le visage était caché dans l’ombre. La faites-vous souvent ?

— Presque tous les soirs, prononça la bouche de Sutton, et son esprit s’écria : « Attention ! Attention ! »

— C’est si tranquille, reprit l’homme. Si tranquille et si solitaire. C’est un bon endroit pour réfléchir. On peut beaucoup réfléchir en se promenant ici la nuit.

Sutton ne répondit pas.

Ils continuèrent de marcher, côte à côte, et tout en luttant pour rester détendu, Sutton sentit son corps se raidir.

— Vous avez beaucoup réfléchi, Sutton. Dix ans entiers passés à réfléchir.

— Vous devez le savoir, dit Sutton. Vous me surveilliez.

— Nous vous avons surveillé, et nos machines vous ont surveillé. Nous vous avons enregistré sur ruban magnétique et nous en savons beaucoup sur vous. Beaucoup plus que nous n’en savions, il y a dix ans.

— Il y a dix ans, vous aviez envoyé deux hommes pour m’acheter.

— Je sais. Nous nous sommes souvent demandé ce qu’ils étaient devenus.

— C’est facile. Je les ai tués.

— Ils avaient une proposition à vous faire.

— Je sais, dit Sutton, ils m’ont offert une planète.

— Je savais d’avance que cela ne marcherait pas, déclara l’homme. J’avais dit à Trevor que cela ne marcherait pas.

— Je suppose que vous avez une autre proposition à me faire ? Une offre un peu plus élevée ?

— Pas exactement. Nous avons pensé que, cette fois, nous ne marchanderions pas et que nous vous laisserions simplement fixer votre prix.

— J’y penserai. Je ne suis pas très sûr de pouvoir imaginer un prix.

— Comme vous voudrez, Sutton. Nous attendrons… et nous vous surveillerons. Faites simplement un signe quand vous serez décidé.

— Un signe ?

— Bien sûr. Écrivez-nous simplement un mot. Nous regarderons par-dessus votre épaule. Ou dites : « Bon, je suis décidé. » Nous serons à l’écoute et nous entendrons.

— Simple, en effet. Simple comme tout.

— Nous vous facilitons les choses… Bonsoir, monsieur Sutton.

Sutton ne vit pas le geste, mais il sentit que l’autre avait porté la main à son chapeau… s’il portait un chapeau. Puis l’homme s’éloigna, quitta la route, descendit à travers la pâture, marchant dans le noir et se dirigeant vers les bois qui dévalaient jusqu’aux berges de la rivière.

Sutton resta sur la route poudreuse et l’écouta s’éloigner ; il pouvait entendre le frou-frou de l’herbe humide de rosée frôlant ses chaussures, le bruit assourdi de ses pas dans le pré.

Un contact enfin ! Au bout de dix ans, un contact avec les gens d’une autre époque. Mais pas ceux qu’il aurait voulu. Pas les siens.

Les Révisionnistes l’avaient surveillé, comme il l’avait senti. L’avaient surveillé et avaient attendu, attendu dix ans. Mais, évidemment, pas dix ans de leur temps, dix ans de son temps à lui. Des machines et des hommes avaient été lancés à travers ces dix années, de telle façon que le travail avait pu être fait en un an ou en un mois ou peut-être même en une semaine, s’ils avaient voulu consacrer assez d’hommes et de matériel à cette tâche.

Mais pourquoi attendre dix ans ? Pour user sa résistance ? Pour qu’il soit prêt à sauter sur ce qu’ils lui offriraient ?

User sa résistance ? Il ricana dans le noir.

Puis soudain une image lui vint et il en demeura stupide, se demandant pourquoi il n’y avait pas pensé beaucoup plus tôt.

Ils n’avaient pas attendu pour user sa résistance… ils avaient attendu que le vieux John H. écrive la lettre. Car ils étaient au courant de la lettre. Ils avaient étudié le vieux John H. et ils savaient qu’il écrirait une lettre. Ils l’avaient enregistré lui aussi sur bande magnétique, ils le connaissaient à fond, et ils avaient calculé à peu de chose près comment fonctionnerait son esprit.

La lettre était la clé de toute l’affaire. La lettre était l’appât qui avait été utilisé pour attirer Asher Sutton dans ce passé. Ils l’y avaient attiré, puis lui avaient coupé le chemin du retour et l’y avaient gardé, gardé aussi sûrement que s’ils l’avaient mis en cage. Ils l’avaient étudié et analysé à fond. Ils savaient ce qu’il ferait avec autant de certitude qu’ils avaient su ce que ferait le vieux Sutton.

Son esprit s’élança et sonda avec prudence le cerveau de l’homme qui descendait la colline.

Poules et chats, chiens et souris des champs – pas un seul d’entre eux n’avait soupçonné, pas un seul n’avait su qu’un autre esprit que le leur avait occupé leur cerveau.

Mais le cerveau d’un homme pouvait être d’une autre espèce.

Extrêmement exercé et infiniment sensible, il pourrait peut-être déceler une intervention extérieure, la sentir, sans même en avoir réellement conscience.

La fille n’attendra pas. J’ai été loin trop longtemps. Son amour n’est qu’une affaire de peau et elle n’a guère de morale, sinon pas du tout et je suis bien placé pour le savoir. Cette sacrée mission a été trop longue. Elle se sera fatiguée d’attendre… elle était fatiguée d’attendre quand je m’en allais trois heures. Qu’elle aille au diable… je peux en trouver une autre. Mais pas comme elle… pas exactement comme elle. Il n’y en a nulle part une autre comme elle.

Celui qui a dit que ce gars Sutton serait facile à avoir était complètement dingue. Bon Dieu, après dix ans dans un bled comme celui-là, je sauterais au cou de n’importe qui et je l’embrasserais s’il venait de ma propre époque. N’importe qui… ami ou ennemi, cela n’aurait pas d’importance. Mais qu’a fait Sutton, lui ? Pas une bon Dieu de parole. Pas une seule syllabe de surprise dans un des mots qu’il a prononcés. Quand je lui ai adressé la parole, il n’a même pas ralenti le pas, il a continué de marcher comme si je n’avais cessé d’être là. Nom d’un chien, je boirais bien un coup. C’est un boulot à vous démolir les nerfs.

Si je pouvais oublier cette fille. Si elle pouvait m’attendre mais je sais qu’elle ne m’attendra pas. Si…

Sutton ramena à lui son esprit, s’arrêta calmement sur la route.

Et il sentit en lui un frisson de victoire, un reflux rapide de soulagement et de triomphe. Ils ne savaient pas. Durant leurs dix années de surveillance, ils n’avaient rien vu de plus que les choses superficielles. Ils l’avaient enregistré sur ruban magnétique mais ils ne savaient pas tout ce qui se passait dans son esprit.

Dans un esprit humain peut-être, mais pas dans le sien. Peut-être étaient-ils capables de mettre à nu un esprit humain, comme un champ passé à la faux, de le disséquer, de l’analyser et de le déchiffrer entièrement. Mais son esprit, lui, ne leur disait que ce qu’il voulait bien leur dire, juste assez pour qu’ils n’aient aucun soupçon de ce qu’il dissimulait. Il y a dix ans, la bande d’Adams avait tenté de sonder son esprit mais ils ne l’avaient même pas entamé.

Les Révisionnistes l’avaient surveillé pendant dix ans et ils connaissaient chacun de ses gestes et bien des choses qu’il avait pensées.

Cependant ils ne savaient pas qu’il pouvait vivre dans l’esprit d’une souris ou d’un poisson-chat ou d’un homme.

Car s’ils l’avaient su, ils auraient pris certaines précautions, ils auraient témoigné de plus de méfiance.

Mais ils ne se méfiaient pas. Pas plus que la souris.

Il jeta un regard en arrière sur la route, vers l’endroit où la ferme Sutton se dressait sur la colline. Pendant un instant, il crut qu’il pouvait la voir, une masse plus sombre se détachant sur le ciel obscur, mais, il le savait, ce n’était que pure imagination. Il savait qu’elle était là et il s’en était fait une image mentale.

Un à un, il vérifia les objets de sa chambre. Les livres, les quelques feuillets griffonnés, le rasoir.

Il n’y avait rien là, il le savait, qu’il ne pût laisser derrière lui. Pas une chose qui éveillerait des soupçons. Rien dont on pût s’emparer plus tard pour en faire une arme contre lui.

Il avait été préparé pour affronter ce moment, sachant qu’un jour il viendrait – qu’un jour Herkimer ou les Révisionnistes ou un espion du gouvernement surgirait de derrière un arbre et marcherait à ses côtés.

Le sachant ? Hum, pas exactement. L’espérant plutôt. Et prêt pour cet espoir.

De longues années auparavant, sa futile tentative d’écrire le livre de la destinée, sans avoir ses notes, s’en était allée en fumée. Tout ce qui en restait n’était qu’un petit tas de cendres de papiers, mêlées depuis longtemps à la terre, dissoutes par les pluies, réduites en éléments chimiques dans un épi de blé ou une tête de maïs.

Il était prêt. Tout à fait prêt. Son esprit aussi était tout à fait prêt, il le savait maintenant, depuis de longues années.

Sans bruit, il quitta la route, descendit à travers le pré, suivant l’homme qui marchait vers les berges de la rivière. Son esprit s’élança et le pista dans l’obscurité à la manière dont un chien utilise son flair pour pister un lapin.

Il le rattrapa presque immédiatement après avoir franchi la lisière des arbres et ensuite il resta à quelques pas derrière lui, marchant avec précaution afin d’éviter le craquement brusque d’une brindille, le frôlement de broussailles qui auraient pu alerter son gibier.

Le vaisseau était posé dans une ravine profonde et, sur un appel, il s’illumina et un panneau s’ouvrit. Un homme se dressa dans l’ouverture éclairée et regarda dans la nuit.

— C’est toi, Gus ? demanda-t-il.

L’autre pesta contre lui :

— Bien sûr ! Qui d’autre se baladerait dans ces bois au beau milieu de la nuit ?

— Je commençais à m’inquiéter. Tu as été parti plus longtemps que je le pensais. Je me préparais à sortir pour aller à ta recherche.

— Tu t’inquiètes toujours, grogna Gus. Entre toi et ce monde perdu, j’en ai assez. Trevor pourra désormais chercher quelqu’un d’autre pour faire ce genre de travail.

Il grimpa rapidement les marches, entra dans le vaisseau.

— Fichons le camp, dit-il d’un ton bref. Fichons le camp d’ici.

Il se retourna pour fermer le panneau, mais Sutton l’avait déjà fermé.

Gus recula de deux pas, s’arrêta contre un siège fixe et resta là avec un sourire narquois.

— Regarde qui est là, s’exclama-t-il. Hé ! Pinky, regarde qui m’a suivi jusqu’ici !

Sutton leur adressa un sourire sardonique :

— Si vous n’y voyez pas d’objections, messieurs, je profiterai de votre voyage.

— Et si nous y voyons des objections ? demanda Pinky.

— Je voyage dans ce vaisseau, lui répondit Sutton. Avec vous ou sans vous. À vous de choisir.

— C’est Sutton, dit Gus à Pinky. M. Sutton lui-même. Trevor sera heureux de vous voir, Sutton.

Trevor… Trevor. C’était la troisième fois qu’il entendait ce nom, et il l’avait déjà entendu une autre fois, ailleurs.

Il s’adossa au panneau fermé et son esprit retourna en arrière, vers un autre vaisseau et vers deux autres hommes.

« Trevor », avait dit Case, ou était-ce Pringle qui l’avait dit ? « Trevor ? Voyons, Trevor est à la tête de la corporation. »

— J’ai attendu durant toutes ces années, dit Sutton, le plaisir de rencontrer M. Trevor. Lui et moi avons beaucoup de choses à nous dire.

— Allez, décolle, Pinky, dit Gus. Et envoie un message pour prévenir. Trevor voudra sûrement envoyer une garde d’honneur pour nous accueillir. Nous ramenons Sutton.

Dans le torrent des siècles
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